Essais
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J’aime les mots. J’aime jouer avec les mots. J’aime chercher les mots au milieu des mots. Et parfois, des maux.
Les mots s’offrent à moi avec candeur et souvent sans prévenir. Ils s’échappent de la même manière, c’est-à-dire soudainement comme un éclair de génie, un pincement passager ou une simple impression. Pourtant, ils me font vivre les émotions les plus riches, les plus vives, les plus diverses.
Il y a des mots qui sont aussi doux que les nuages et d’autres plus lourds qu’une boule d’acier.
Il y a des mots si brûlants qu’on peut à peine les tenir dans nos mains et d’autres qui glissent entre nos doigts comme le silence.
Il y a des mots aussi timides que les premiers rayons de soleil
qui, après une nuit blanche, s’immiscent à travers les persiennes et d’autres, aussi bruyants qu’un fou rire pendant une prière.
Il y a des mots qui nous soulagent des malentendus, des glissements de sens, des mauvaises langues.
Il y a des mots dits et oubliés, promis et écartés, fidèles et rebelles tout en étant charmants et paresseux, embêtants et élégants, profonds et perdus.
Il y a des mots qui se veulent mystérieux, insondables, énigmatiques pour dissimuler leurs besoins de tendresse, de sympathie, d’intimité.
Il y a des mots éblouissants, étourdissants, étonnants qui font danser les papillons dans le ventre et les étoiles dans les yeux.
Il y a des mots qui nous guident vers la lumière des lanternes d’automne
et d’autres qui nous bercent avec grâce et patience comme si les heures avaient perdu leurs minutes et les mois, leurs jours.
Il y a des mots imperméables aux intempéries, aux épreuves, aux obstacles mais qui se renversent au premier baiser.
Il y a des mots qui caressent les cheveux, d’autres les joues, quelques-uns le creux du cou.
Il y a évidemment des mots cruels qui forcent la vérité, la lucidité, l’obéissance alors que d’autres tentent de convaincre par la délicatesse, la finesse, la souplesse.
Il y a des mots si subtils qu’on les croit inutiles et sans personnalité.
Et pourtant, ils offrent subrepticement la légèreté, l’adresse, le raffinement.
Il y a des mots qui s’effacent, s’oublient, s’annulent pour célébrer l’abnégation, le sacrifice, la compassion, le don de soi.
Il y a des mots solidaires, complices, partenaires pour nous encourager à poser des gestes braves, courageux et radicaux.
Il y a tous ces mots qui tourbillonnent, qui se font valoir, qui tentent d’être audacieux, grandiloquents et sophistiqués mais aucun n’arrive à la cheville de ce mot qui rafle tout sur son passage. Lorsqu’on choisit ce mot, lorsqu’on l’anime, personne, ni rien ne peut y résister.
Il est intangible, inodore, indépendant, insaisissable, indescriptible mais tout en étant omniprésent, essentiel, pur, vital, naturel, attachant, fondamental, grandiose.
Il est notre dénominateur commun, notre raison d’être, notre humanité.
Grâce à lui, nous sommes capables de soulever les montagnes, traverser les océans, faire face aux tempêtes sans cligner des yeux.
Quel est ce mot, vous le devinez, n’est-ce pas? Si vous avez encore des doutes, je vous offre un autre indice: il est composé de 5 lettres en français. En chinois, selon une leçon que j’ai reçue d’un amoureux, il est un idéogramme qui contient trois caractères, soit une main, un cœur et des pieds parce que le mot “aimer” demande à ce que nous prenions notre coeur dans notre main et par la suite, marcher jusqu’à la personne qu’on aime pour le lui offrir.
Merci à vous d’avoir marché jusqu’à moi pour m’offrir tout votre temps avec tant de cœur.
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Quand nous rendions visite à mes grands-parents paternels et ma Tante Nam à Rach Gia, une ville côtière du Sud-Ouest du Vietnam, je savais d’avance que j'aurais peur des fantômes dès que je traverserais le seuil de leur porte. D’abord, il y avait cette immense salle réservée aux autels des ancêtres. En brûlant des tiges d’encens, je devais suivre ma Tante pour saluer les aînés de plusieurs générations. Ma Tante leur parlait comme s’ils étaient encore vivants: “Grand-Oncle, tu as entendu les oiseaux chanter “Kim Thúy” hier? Eh bien, elle est arrivée saine et sauve. Elle a grandi, n’est-ce pas?”; “ Ma Soeur, je trouve qu’elle a tes yeux...” Chaque dialogue avec les photos ou dessins accrochés aux murs pouvait durer de longues minutes. Les genoux tremblotants de la petite fille que j’étais enduraient toutes ces minutes en comptant l’infini.
Immanquablement, à l’heure du repas, mon père répétait l’anecdote de l’ampoule suspendue au-dessus de la table de leur ancienne maison qui bougeait de temps à autre pendant l'heure d’études. Ma Tante ajoutait qu’ils allaient dans l’entretoit vérifier s’il n’y avait pas un enfant qui jouait des tours en tirant sur le fil, ou un animal quelconque qui le grugeait même si tout le monde savait déjà que c’était une manifestation du fantôme appelé Femme au long cou", le seul qui eut déménagé avec eux.
Avant de rentrer le moustiquaire sous le matelas pour bien nous protéger des piqûres, ma Tante nous rappelait de bien regarder la cuvette des toilettes avant de nous asseoir pour éviter de heurter la Femme au long cou qui s’y installait souvent. Afin de camoufler sa lâcheté, un de mes cousins urinait sur son frère au milieu de la nuit pour que ce dernier prenne le blâme d’avoir fait pipi au lit.
La chambre de mon père donnait sur une grande terrasse surplombée d’un vieil arbre géant aux fruits ronds et lourds que les Vietnamiens appellent “seins de lait”, probablement en raison de leur jus laiteux et leur chair dense et blanche. Cet arbre se situait à l’intérieur des murs de 2 mètres de haut. Sans cette clôture impénétrable, les enfants auraient grimpé aux branches immenses de cet arbre, les adolescents y auraient gravé le nom de leur amour rêvé et les adultes auraient cueilli les fruits pour les vendre.
Sans doute pour me ménager, mon père attendit longtemps avant de me conter cette histoire qui le hante encore: une nuit, il entend un bruissement inhabituel dans le feuillage. Il distingue de son lit une ombre entre les branches. Il se lève avec une arme dans les mains, espérant qu’il ne s’agisse que d’un nouveau fantôme, amoureux de la Femme au long cou. En temps de guerre, il faut redoubler de prudence et éviter de se fier à son premier instinct. Il s’avance donc avec son arme en joue, une arme encore vierge avec un doigt de novice sur la gâchette. Le clair de lune révèle mon père à l’intrus et l’intrus à mon père, l’éclat d’une lame de couteau d’un côté et d’un long canon de l’autre. Ils se toisent une fraction de seconde, puis l’intrus tombe soudainement par terre et se casse la cheville.
Mon père emmène discrètement l’intrus à l’hôpital. En chemin, mon père reconnaît le jeune garçon. Ils se saluent en tant qu’habitants d’un même quartier depuis des générations et en tant que citoyens d’un même pays en guerre, déchiré en factions où il n’est plus possible d’être ni pour ni contre. Mon père ne pose aucune question. Il comprend déjà ce qui a incité le jeune à commettre ce geste dangereux. En temps de conflits, la tristesse sème la graine de la haine à tout vent et la colère la plante directement dans le cœur des enfants. En temps de guerre, cette graine croît à chaque instant, à la vitesse vertigineuse des incertitudes fusionnées aux incompréhensions, multipliées par des malentendus, solidifiées par les deuils; le tout injecté de blessures.
Mon père explique aujourd'hui pourquoi il a demandé à la police de ne pas procéder à l’arrestation de ce garçon qui était l'un des 3 300 lycéens sous sa responsabilité. Son emprisonnement aurait obligé au moins dix autres membres de sa famille à prendre partie d’un côté ou de l’autre pour soutenir un proche mais également pour honorer tous les fantômes errants, soit des morts disparus prématurément.
Le lycéen a pleuré dans les bras de mon père avant de retourner à l’école avec la cheville et le cœur soignés. Encore aujourd’hui mon père remercie la “Femme au long cou”, qui, en immobilisant son doigt sur la gâchette et en cassant la branche du même coup, a su préserver leur innocence à tous les deux.
Sa conclusion, toujours la même: “Depuis cet incident, je ne l’ai plus jamais revue. N’ayez jamais peur des fantômes, seulement des humains. Car l’horreur est humaine.”
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Mon plus jeune frère est actuaire. Il avait six ans quand nous sommes arrivés au Québec en tant que boat people vietnamiens. Contrairement à moi, il a fait un parcours parfait, sans détour ni hésitation. Pendant dix ans, il a écrit des examens en même temps que son travail à temps plein dans des compagnies d’assurances. Il a relevé ce long défi avec la concentration et le silence d’un moine. Nous ne l’avons jamais entendu se plaindre même lorsqu’il essuyait un échec. Nous le regardions avancer pas à pas sans oser poser de questions, car nous ne connaissions rien de ce métier qui nous semblait si opaque et si ardu. Et puis, un jour, nous avons recommencé à respirer quand il nous a annoncé qu’il a complété cet interminable marathon à la vitesse d’un sprint. À partir de cette nouvelle étape, sa profession a pris son envol et l’a éloigné de nous. Il a déménagé à Toronto et par la suite, il a été recruté pour un poste au Vietnam. Nous étions certains qu’il n’y resterait pas longtemps à cause de la chaleur, à cause de cette culture qui n’était plus la sienne. Or, il s’est adapté, si bien qu’il en est devenu attaché voire enraciné, de nouveau. Il a appris et ré-appris la langue vietnamienne pour le travail et surtout, pour le rire.
En 2019, il a accepté d’être muté au Myanmar, le pays où Aung San Suu Kyi a été détenue chez elle pendant 15 ans. Déterminée à mener son combat contre la junte militaire, elle et son parti politique ont lutté pendant deux décennies pour finalement réussir à gagner leur place au pouvoir en 2015. Malgré une présence encore importante des militaires, son gouvernement a rouvert les frontières et attiré des investisseurs étrangers, autant des petits que des grands. L’entreprise pour laquelle mon frère travaillait l’a envoyé pour monter et opérer une nouvelle compagnie au Myanmar. Il ne manquait pas d’enthousiasme de la part de la population et plus spécifiquement, des employés. Leur énergie sur les photos publiés sur les réseaux sociaux traversait l’écran comme les perce-neiges au printemps. Le renouveau battait son plein oubliant les années où le droit aux rêves était un concept étranger. Tous les avenirs devenaient soudainement possibles. Le pays a rebondi rapidement. Au milieu de cette ouverture où les citoyens déploient leurs ailes au rythme des promesses, le Myanmar s’est retrouvé dans les nouvelles internationales pour le traitement des Rohingyas. Plus de 700 000 personnes ont été chassées de chez eux tout en subissant les cruautés habituelles: viols, tortures, destructions. Les chanceux qui ont pu marcher, courir, transporter un parent affaibli dans un panier et un enfant dans un autre grâce à une palanche en équilibre sur leurs épaules survivent sur des étroites bandes de terre entourées d’eau des rizières, à la frontière entre l’horreur, la faim et la persécution. Mon frère et moi voulions croire que Aung San Suu Kyi a défendu ce massacre par les militaires pour éviter tout soupçon avant les nouvelles élections. Il fallait peut-être perdre cette bataille pour gagner le combat ultime.En novembre 2020, la population a accordé à elle et son parti 396 sièges sur 476 au parlement, laissant seulement 33 sièges au militaires. Déçue par le manque d’amour des gens, la junte militaire a puni les électeurs en enfermant les nouveaux élus, en coupant les lignes téléphoniques, en empêchant l’accès aux réseaux sociaux, en limitant les opérations bancaires…
Au lendemain du changement inattendu de la gouvernance du pays, une conversation avec mon frère a été soudainement interrompue. Par la suite, nous pouvions garder contact avec lui de façon aléatoire. L’actualité nous montrait des mers de manifestants aux trois doigts levés comme dans Hunger Games, comme des gens qui refusent de perdre leur voix, de nouveau. Alors que Aung San Suu Kyi est accusée d’avoir importé illégalement des walkie-talkie, les professeurs et les fonctionnaires font la grève, les citoyens frappent leurs casseroles pour chasser les mauvais esprits, les jeunes descendent dans les rues dont une de 19 ans qui a demandé à son père d’attacher autour de son poignet un ruban sur lequel elle avait écrit son groupe sanguin. Elle est tombée au combat non loin des ambulanciers arrêtés et frappés par les militaires. De sa chambre, mon frère entendait les coups de feu tout en perdant ses collègues à l’écran, un à un.
Environ un mois et demi après la reprise du pouvoir par les militaires, le siège social de la compagnie a exigé le départ de mon frère et, 24h plus tard, l’Ambassade a demandé à tous les Canadiens de quitter le Myanmar. Qui aurait cru que mon frère vivrait deux évacuations avant d’avoir 50 ans? Qui aurait cru que son départ sans salutation à son équipe symboliserait la fin d’une époque? Qui aurait cru qu’au milieu de ce chaos, il y a eu des gens qui ont ramassé les téléphones, les chaussures, les sacs trouvés par terre pour que les manifestants pourchassés puissent les récupérer le lendemain? Qui aurait cru qu’il existe en même temps des pays comme le nôtre où nos votes sont comptés et que ces chiffres comptent ?